Anthropologie et dessin(s)

Anthropologie et dessin(s)

Publié le 21 juillet 2023

La revue scientifique Parcours anthropologiques consacre son dernier numéro au statut du dessin dans la recherche en sciences sociales. Les travaux des étudiants produits dans le cadre du DUAIN sont abondamment cités.

Quelle est la place réservée au dessin dans la production scientifique ? C’est la question centrale du dernier numéro de Parcours anthropologiques, revue scientifique de l’Université Lumière Lyon 2, qui a aborde le dessin à travers ses différentes usages : en tant que pratique artistique, image captant le réel et écriture de la recherche.

Dans un article d’ouverture à ce dossier, l’anthropologue Marina Rougeon fait remonter à la fin du XIXe siècle l’apprentissage du dessin d’observation – en tant que « geste ethnographique » – dans la formation en sciences naturelles. Le dessin est d’emblée associé à d’autres instruments de l’enregistrement du réel, comme la photographie. Elle évoque ainsi les croquis d’objets, de silhouettes et de visages réalisés par Boas, Malinowski et Lévi-Strauss, fondateurs de l’anthropologie, durant leurs missions scientifiques.

Pourtant, relève-t-elle, « le dessin suscite encore une méfiance importante dans la recherche en sciences sociales », celles-ci privilégiant les images « prises par la machine plutôt que par la main de l’homme ». Or pour elle, « les rapports au réel, au symbolique et à l’imaginaire se trouvent bien présents et imbriqués dans les démarches artistiques et ethnographiques ». A la lecture des communications publiées dans la revue, la scientifique suggère des pistes de développement pour le dessin en anthropologie. Entre autres : celle de délivrer une expérience sensorielle, ou celle de créer un dialogue entre connaissance scientifique et démarche artistique.

Deux des auteurs du dossier sont d’autant plus inspirés par ce sujet qu’ils sont partie prenante du diplôme universitaire Anthropologie et images numériques (DUAIN), coorganisé par l’école et l’Université Lyon 2 : l’historien de l’art Cyril Devès, coordinateur du centre de recherche de l’école, et Olivier Givre, maître de conférences en anthropologie à l’Université Lyon 2.

Cyril Devès part d’un constat de « désamour » – le dessin étant assimilé à l’image illustrée – pour parier ensuite sur sa réhabilitation dans l’imagerie scientifique. Il commence par évoquer la vieille opposition entre texte et image, puis il suggère que les images n’échouent à nourrir un discours scientifique que lorsqu’elles se réduisent à une simplification de la pensée. A l’appui de sa démonstration, il propose une histoire du croquis qui alimente d’intéressantes perspectives sur les usages du dessin, convoquant à la fois la perception de peintres théoriciens de leur art (Léonard de Vinci, Eugène Delacroix, John Ruskin) et des anthropologues attachés à ses « heureuses négligences » (Kim Tondeur, Fabien Roussel et Emile Guitard) : le croquis ne montrant pas tout, il donne avant tout les détails les plus caractéristiques, c’est-à-dire l’essentiel. « Avec lui », écrit Cyril Devès, « c’est notre prise de conscience de faire partie du monde qui nous environne, de le saisir pour le comprendre qui est mis en branle ». En somme, « la question n’est pas de savoir si le dessin doit intégrer le discours anthropologique, mais en quoi le dessin peut le servir et inversement ».

L’article d’Olivier Givre en apporte le témoignage. Ce professeur d’anthropologie qui dirige des projets de recherche de terrain souligne la dimension « exploratoire et expérimentale » que revêt le dessin. Depuis 2017, il encourage la rencontre entre recherche et création dans un module de formation intitulé Anthropologie Science et Société, ouvert aux étudiants de licence d’anthropologie et à ceux inscrits en 2e cycle à l’École Émile Cohl. A travers 30 projets de groupe menés au sein de collectivités locales, de musées, de centres culturels ou de recherche, restitués ensuite selon un parti pris de médiation scientifique, il décrit comment le dessin valorise la posture d’enquête. Outre l’image fixe, l’animation fournit d’importantes ressources, selon lui : « L’animation offre des possibilités narratives et argumentatives originales, propices à retracer le processus d’enquête et à agencer des contenus scientifiques en de véritables séquences multimédia ».

Les potentialités du dessin ouvrent la voie à de nouveaux langages sortant des productions académiques conventionnelles, écrit-il encore : « Croquis de terrain en situation, réalisation de cartes sensibles et sensorielles des territoires de l’enquête ; portraits d’interlocuteurs, d’objets, de lieux rencontrés sur le terrain ; autoreprésentation des groupes d’étudiant.es devenant les véritables signataires de leur projet, etc. Le dessin dispose également d’une capacité à agir et à faire, en offrant une déclinaison parfois instantanée de la recherche ». Et de conclure :  « J’insisterai pour finir sur la dimension pédagogique du dessin qui, en supposant de dessiner pour voir et de voir pour dessiner, permet d’apprendre à voir ».

 

 

 

Crédits : Dan Vigne – croquis d’une séance de travail, enquête de terrain au Rize (Villeurbanne), 2018