Le 8 septembre, le procès des attentats du 13 novembre 2015 s’est ouvert devant la cour d’assises spéciale de Paris. Procès hors norme prévu pour durer neuf mois, il confronte 11 des 20 accusés à près de 1.800 parties civiles. Tous les jours, les grands médias chroniquent une tragédie que les services de renseignement redoutaient dès l’été 2015.
Parmi les journalistes les mieux documentés sur cette affaire, Soren Seelow, grand reporter au Monde, a fait le choix d’en faire aussi un récit en BD, avec l’aide d’un chercheur spécialiste du terrorisme, Kévin Jackson, et du dessinateur Nicolas Otero, ancien élève de l’École Emile Cohl (promotion 2000). En 248 pages, leur livre raconte comment l’Etat islamique a organisé, pendant un an, la cellule terroriste chargée de perpétrer les attentats en France, et la course contre la montre des services de renseignement pour tenter de les déjouer.
Durant plus de deux ans, Nicolas Otero s’est imprégné des mécaniques de la terreur pour livrer une BD puissante de réalisme, dont les critiques soulignent aussi l’esthétisme de son trait sobre et des couleurs de Vérane Otero, son épouse, elle aussi issue de l’école. Entretien.
Comment vous est venu le projet de dessiner sur les attentats du 13-Novembre ?
Nicolas Otero
Il y a bientôt trois ans, je venais de publier Morts par la France : Thiaroye 1944, un récit sur le massacre de tirailleurs sénégalais à Dakar, quand mon éditeur aux Arènes BD, Laurent Muller, qui connait mon intérêt pour les récits historiques, politiques ou géopolitiques, m’appelle pour me parler d’un projet de reconstitution d’enquête sur les attentats du 13 novembre 2015. Comme tout le monde, j’avais pris cette tragédie en pleine figure.
Je lui ai répondu que j’aimerais en savoir plus et il m’a donné rendez-vous dans un café avec les deux co-auteurs : Soren Seelow, grand reporter au Monde, et Kévin Jackson, chercheur au Centre d’analyse du terrorisme. Ils m’ont exposé leur projet. Sur le moment, cela m’a semblé difficile tant le nombre d’acteurs, les rôles des personnages et la complexité des scènes allaient rendre la construction d’un récit en BD ardue. Mais c’est aussi ce qui rend passionnante la démarche de donner à comprendre un tel drame.
Comment avez-vous travaillé avec les co-auteurs ?
Nicolas Otero
Nous avons cherché à bâtir une histoire hyper réaliste. Soren a structuré le scénario à partir des dossiers d’enquête judiciaire, des rapports des services de renseignement, des écoutes téléphoniques et des interrogatoires d’accusés auxquels il a eu accès. Kevin, lui, a apporté sa connaissance du contexte géopolitique et de la sémantique djihadiste. Son éclairage nous a permis de créer les passerelles narratives entre des événements dont le dossier d’instruction n’expliquait pas toujours l’enchaînement.
De mon côté, même si j’arrivais avec un œil neuf, j’ai voulu contribuer au scénario en amenant mes idées de mise en scène. C’était un deal nécessaire : mes co-auteurs n’avaient jamais écrit de bandes dessinées. Je leur ai expliqué comment gérer les ellipses, les séquences, tous les codes de narration par le dessin.
Quelle est la trame de votre récit ?
Nicolas Otero
L’histoire s’ouvre sur un interrogatoire de Bilal Chatra, jeune Algérien arrêté en Allemagne pour des faits de vol avec violence. Ce personnage secondaire sert de fil rouge à l’enquête : il entre et sort de la cellule terroriste tout au long du livre. C’est en effet par lui que les enquêteurs ont pu reconstituer le puzzle de l’infiltration des terroristes en Europe, depuis la Syrie.
Grâce à son arrestation fortuite, ils découvrent qu’il a été en lien avec le djihadiste belge Abdelhamid Abaaoud, le coordinateur des 10 commandos qui allaient frapper Paris. Chatra est le poisson pilote de ce récit qui fait naviguer le lecteur dans plusieurs zones géographiques, mettant en parallèle, jour après jour, la préparation de la cellule terroriste avec les ratés de la police belge et des renseignements, jusqu’à son démantèlement en France et en Belgique.
Votre dessin change d’un livre à l’autre. Quel a été votre parti pris ?
Nicolas Otero
J’adapte à chaque fois mon trait au type de récit et à mes recherches documentaires. Pour ce livre, j’étais confronté à une difficulté : représenter de façon réaliste les membres de la cellule terroriste sans susciter d’empathie chez le lecteur, mais en évitant aussi le manichéisme primaire. Les trajectoires des meurtriers et de leurs complices font penser à « l’extraordinaire banalité du mal » dont parle Hannah Arendt au sujet du nazisme : celles de petits délinquants « retournés » par des commanditaires fanatiques, qui leur feront commettre l’irréparable.
J’ai donc beaucoup travaillé d’après photos. J’avais commencé avec un traitement assez vivant des protagonistes, puis je me suis interrogé. Il fallait que le rendu soit détaché de tout sentiment, qu’il soit plus « clinique ». Je me suis alors concentré sur les visages froids des photos judiciaires, ce qui m’a permis de les représenter comme des robots, glacés – à l’exception d’Abaooud qui, lui, sourit sur tous les documents qu’on a de lui.
Pour rester fidèle au projet réaliste du livre, je me suis confronté à toutes sortes d’images : des paysages de Syrie, de Turquie ou des Balkans où ont transité les terroristes, les scènes de crime à Paris, le matériel de propagande djihadiste diffusé sur internet, de nombreux documents d’enquête… Tous les jours, je me suis immergé de six à 10 heures dans l’exploration du terrorisme, pour chercher à en restituer la mécanique, sans en montrer non plus toute l’horreur.
C’est une BD documentaire, en noir et blanc, mais dans laquelle surgissent des touches de couleur à l’aquarelle pour aider le lecteur à se repérer. C’est là qu’intervient Vérane, mon épouse. On s’est rencontrés pendant nos études à Emile Cohl. Elle a toujours été très forte en peinture ! C’est maintenant ma coloriste attitrée. Elle a tout de suite vu quelle portée aurait la couleur sur la compréhension du récit, par exemple à travers des teintes de beige-sable en Syrie, de bleu-gris sur les lieux d’enquête en France et en Belgique.
Nous avons retenu le même procédé pour aider le lecteur à reconnaître les nombreux acteurs la cellule terroriste. Un exemple : le personnage d’Abaaoud, qui concentre sur lui toute la menace, est souvent marqué de rouge.
Certains des accusés ont été condamnés récemment dans d’autres procès. Cela a-t-il pu influer sur votre travail ?
Nicolas Otero
Bien sûr ! En décembre 2020, le procès Thalys a mis en évidence des détails à côté desquels on était passé. Les co-auteurs ont demandé à corriger des planches pour adapter le récit. Tant que le travail d’enquête évoluait, j’étais amené à ajouter des cases, ou à en déplacer. Comme je travaille sur tablette, ce boulot a été plus facile que si j’avais dessiné sur papier. Mais d’une manière générale, les allers-retours ont été nombreux pour ce livre. Nous voulions vraiment éviter que le lecteur s’enlise dans l’histoire, tant les déroulements sont complexes.
Vous publiez des albums depuis la fin de vos études à l’École Émile Cohl. Que retenez-vous de votre formation ?
Nicolas Otero
J’ai surtout appris la BD sur le tas, à force d’enquiller les albums ! Mais j’ai appris à l’école des qualités dont je me suis toujours servi ensuite, comme la rigueur. Quand vous passez 8 heures sur un exercice de perspective, vous devez avoir la foi dans ce que vous faites !
C’est aussi à l’école que j’ai retenu l’importance de dessiner juste et de structurer son récit pour être compris de son lecteur : je garde ainsi de bons souvenirs des cours d’anatomie artistique de Michel Lauricella et des cours de culture de l’image de Philippe Rivière.