Les dessins de Max Tetelbaum, retour sur une source d'inspiration

Les dessins de Max Tetelbaum, retour sur une source d’inspiration

Publié le 29 avril 2022

Lors d’une table ronde à la BnF consacrée aux enfants d’Izieu, le coordinateur du centre de recherche de l’école, Cyril Devès, a délivré une interprétation inédite des influences de Max Tetelbaum (1931-1944), petit dessinateur prolifique, assassiné par les nazis à l’âge de 12 ans. Nous restituons la communication de notre professeur d’histoire de l’art.

Mercredi 13 avril 2022, à l’occasion de l’exposition Couleurs de l’insouciance (Maison d’Izieu, du 6 avril au 6 juillet 2022) et du lancement du livre « On jouait, on s’amusait, on chantait »(éditions de la BnF), la BnF a accueilli une table ronde d’historiens et de conservateurs de la BnF et du mémorial de la Maison d’Izieu consacrée à la colonie des enfants juifs réfugiés de l’Hérault en 1943 et 1944. Comme une remontée dans le temps, les conférences ont retracé la vie quotidienne de ces enfants à Izieu et souligné l’importance de leurs dessins, carnets et courriers : comment ces documents ont été produits, comment ils ont été récupérés, et comment ils sont aujourd’hui conservés par la BnF.

La BnF a produit un podcast de cette rencontre, marquée notamment par les interventions de Serge Karsfeld, de Dominique Vidaud et de François Bernard, directeur de production venu présenter le film d’animation La lanterne magique des enfants d’Izieu, auquel quatre étudiantes ont contribué. Invité à représenter le centre de recherche de l’école, Cyril Devès devait quant à lui proposer une interprétation  des possibles sources d’inspiration de Max Tetelbaum (1931-1944), petit dessinateur prolifique, assassiné par les nazis à l’âge de 12 ans. Concentrant ses recherches sur une série de quatre dessins qui lui semblaient avoir un lien entre eux, Cyril a découvert le livre que Max Tetelbaum a lu et dont il s’est explicitement inspiré. Nous restituons ici la communication de notre professeur d’histoire de l’art, dont le processus de recherche a mis au jour une référence inédite.

 

Cyril Devès. Je tiens à remercier toutes les équipes de la Maison d’Izieu et de la BnF pour cette invitation à m’exprimer sur les dessins des enfants de la colonie d’Izieu, en particulier ceux de Max Tetelbaum. Quand on regarde les dessins de Max conservés à la BnF, quelques catégories apparaissent : des paysages, des images d’actualité en lien avec l’aviation civile et militaire, des images en lien avec l’histoire contemporaine, des scènes de genre et des jeux d’enfants, et des images en lien avec l’Histoire, comme ces dessins d’Indiens.

Pour cette soirée, j’aurais pu vous faire part de mes impressions sur le style, le trait et la composition. Mais sur le temps imparti de 10 à 15 minutes pour cette intervention, j’ai souhaité aller plus loin dans l’analyse. C’est pourquoi je me suis focalisé sur quelques dessins qui, à première vue, composaient une série, comme si Max Teltelbaum avait eu la volonté d’illustrer un récit fictionnel. J’imagine que comme moi, vous vous arrêtez sur le détail d’un petit enfant sur le dos d’un oiseau, et que cela va peut-être vous évoquer cette œuvre scandinave admirable de Selma Lagerlöf, Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. On pourrait partir sur cette piste. Après tout, ce roman est paru en 1906. Il a été traduit en français en 1912, et c’est en 1941 qu’on aura les premières illustrations en France par Elsa de Rudder.

L’histoire elle-même incite à faire ce rapprochement, qui est tentant : comme pour Nils Holgersson, vous avez un garçon plutôt rêveur, mais bon… avec quand même une tendance à persécuter les animaux, jusqu’au jour où il va rencontrer un nisse, l’alter ego scandinave de nos lutins, qui pour le punir va le rétrécir et surtout lui donner la capacité de parler aux animaux. Et effectivement, l’enfant va partir découvrir la Suède sur le dos d’un jars, nommé Martin dans la traduction française. Le problème, c’est que nous n’avons pas affaire à un jars, dans les dessins de Max, mais à un animal dont l’aspect se rapproche plus aisément de la cigogne.

Ce constat vous fait sûrement vous dire que j’ai bien fait de venir pour révéler cela… Mais passée cette réflexion, il faut bien partir de quelque chose. Alors, de quels éléments dispose-t-on ? On a un enfant, de petite taille, qui voyage sur une cigogne. On a aussi une histoire comportant un fil narratif, puisque les images font référence à ces deux mêmes personnages, qui font des rencontres – avec un renard, des chasseurs, des canards, un loup. On a ainsi quatre images illustratives d’un texte qui ressemble étrangement à l’ouvrage de Selma Lagerlöf.

J’ai tout de suite  écarté la possibilité d’une création originale, c’est-à-dire d’une histoire inventée par le jeune Max, et privilégié la piste d’une adaptation littéraire. Pourquoi ? Parce que c’est en effet une pratique courante depuis le 19e siècle. Quand une histoire ou un personnage « fonctionnent » bien dans un pays et que les traductions se vendent bien, il n’est pas rare de voir ce personnage récupéré par un autre auteur sous une autre forme, pour valoriser son pays d’adoption. Un exemple flagrant est le Quichotte : au 17e siècle, l’œuvre de Cervantès connaît un grand succès, de même que ses traductions en Europe. Tous les pays européens vont adopter et recréer ce personnage. C’est par exemple le Dr Syntax de William Combe, au début du 19e siècle. Ses aventures sont celles d’un Anglais qui va vivre les mêmes choses que Don Quichotte. Alors que le Don Quichotte vous faisait visiter ses paysages du 17e siècle espagnol, le Dr Syntax, lui, vous fait visiter les paysages du 19e siècle anglais.

Quand j’ai regardé les dessins de Max, je suis parti du principe qu’il s’agissait d’un Nils Holgersson à la française. Dans le temps imparti pour cette conférence, j’ai effectué mes recherches sur Internet, en les concentrant sur les livres scolaires des années 30 et 40. J’ai fini par tomber sur Jacques le poucet et Klapp la cigogne au pays de Françoise, « livre de lecture courante pour cours moyen et supérieur », publié en 1930 par la Librairie Armand Colin.

L’avant-propos était disponible en ligne. Dès les premières lignes de la préface, ma pensée première a été confortée car la reprise du texte de Selma Lagerlöf était totalement assumée par l’auteur, Antonin Fraysse. Je le cite : « La plupart de ceux qui ont lu ce chef-d’œuvre du grand écrivain suédois ont souvent regretté qu’il n’y eut pas, à l’usage des enfants de France, un livre se proposant de leur faire connaître, d’une manière poétique et légendaire, les merveilles de notre pays ». Et l’histoire est à peu près la même : un enfant de 12 ans, Jacques, fait l’école buissonnière et croise un nain sur son chemin. Il lui jette une pierre avec sa fronde, le blesse, décide de le mettre en cage, mais rien ne se passe comme prévu et l’enfant tombe dans les pommes. Lorsqu’il se réveille, il est totalement ligoté et confronté à un conseil des nains, qui pour le punir décide de le réduire à leur taille pour qu’il se mette à la place de sa victime et qu’il expérimente ses difficultés. S’ensuit un voyage initiatique à travers toute la France – et à travers l’histoire de France – au cours duquel il devra faire le bien pour pouvoir retrouver sa vie d’avant.

Outre la proximité de l’intrigue, l’auteur aussi est intéressant. Antonin Fraysse (1886-1938) était inspecteur de l’enseignement primaire, écrivain et cartographe. Il a été, pendant un temps, inspecteur à l’académie du Haut-Rhin – ce qui peut expliquer pourquoi il a préféré remplacer le jars par une cigogne.

Mes recherches sur internet s’arrêtaient là, je n’arrivais pas trouver les illustrations qui pouvaient être à l’intérieur de cet ouvrage. Mais l’avantage, c’est qu’on peut trouver l’objet pour pas très cher. Je l’ai donc tout de suite commandé et reçu le surlendemain.

La recherche est souvent une expérience solitaire, mais il y a des instants où vous sentez que vous touchez au plus près de votre sujet de recherche. Car j’ai eu devant moi ce livre et l’histoire qui avait véritablement inspiré Max Tetelbaum. A ce moment-là, il était un peu avec moi, dans mon bureau, et je découvrais l’intimité de cet enfant. Derrière ses dessins, c’est toute une influence qui m’apparaissait : un moment de vie, un livre qui l’a accompagné quelque temps et qui est devenu sien. C’est là toute la force d’une image.

Pour information, les illustrations du livre font de 5 à 7 cm de haut et 9 cm de large, tandis que les dessins de Max sont aux alentours de 15 ou 16 cm, par 22 à 25 cm. Il y a donc agrandissement. Lorsque vous regardez des images accolées à un texte, vous en comprenez aussitôt le sens initial. Mais quand vous êtes lecteur de l’image pour elle-même, automatiquement vous y ajoutez quelque chose de personnel, d’intime. Allons plus loin. Quand vous copiez ces images, que vous les agrandissez et les colorisez, vous êtes dans autre chose : vous vous réappropriez ces images. D’un seul coup, l’image produite cesse d’être une image d’un livre. Elle devient une image pour soi. C’est cela, la récupération de l’image par l’enfant.

Autre détail important, Max Tetelbaum va offrir une image à son frère, celle du renard et de la cigogne. Dans une lettre écrite au verso, il lui demande de la garder précieusement, « pour toujours ». A l’échelle d’un enfant, une des choses les plus importantes qu’on puisse faire est de vous offrir un dessin. Ne perdons pas de vue la réception de ces dessins. Le frère n’a peut-être même pas idée de la référence littéraire, puisqu’il reçoit uniquement l’image et la lettre. Il va lui-même transposer quelque chose de personnel. Or ce n’est pas n’importe dessin que Max Tetelbaum lui offre. C’est le moment où le petit garçon, aidé de la cigogne, est en train de se débarrasser d’une menace, suggérant ainsi que le bien, l’élévation, parvient parfois à vaincre.

Il y a dans cette série une notion de bien et d’entraide. C’est cela qui est fascinant : le petit homme voyage, il chasse le mal. En route, des chasseurs tirent sur la cigogne mais il est précisé qu’ils ne font que la blesser, d’où la nécessité d’en prendre soin. Il est montré qu’ensemble, il est possible de se débarrasser du mal. C’est encore plus lisible dans l’illustration originale, où un chien est « planqué » sous une peau de mouton. On y voit toute une stratégie entre ce chien, l’enfant, la cigogne et les moutons pour chasser définitivement le loup. L’union fait la force et permet de continuer l’aventure, avec les retrouvailles d’un groupe d’amis qui est l’objet du chapitre D’Anciennes connaissances.

Derrière ce livre, il y a aussi la notion du merveilleux qui peut réenchanter le monde. C’est ce que révèle cet autre dessin de Max Tetelbaum, dans lequel vous avez un homme et un crabe. C’est une image souriante, une scène de genre cocasse montrant le moment où le crabe pince les doigts d’un pêcheur. Mais c’est aussi bien plus que cela. Il s’agit d’une légende sur le Golfe du Morbihan, racontée dans cet ouvrage. Avant d’être une mer intérieure, le Morbihan aurait été d’abord un pêcheur. Un jour, à marée basse, le pêcheur se fait pincer par un crabe énorme. Tous deux vont devoir trouver un compromis, car le premier veut récupérer son doigt, mais le crabe a faim. S’il le libère, propose le pêcheur, il lui apportera régulièrement à manger. Le crabe accepte, à une condition : l’avoir toujours à portée de ses pinces pour être certain qu’il tiendra sa promesse. Cette légende permet d’expliquer la formation géographique des deux presqu’îles, Locmariaquer et Sarzeau, qui représentent une pince, tandis qu’en face, celle de Quiberon forme le doigt du pêcheur. L’image et son côté merveilleux délivre une interprétation du monde.

En 1939, l’artiste Alfons Mucha avait eu cette phrase avant d’être interpellé par la Gestapo, alors que les troupes allemandes étaient entrées en Tchécoslovaquie : « Quand les dieux sont en guerre, le salut est dans les arts ». Elle m’inspire la conclusion que les dessins des enfants d’Izieu ne sont pas simplement des dessins, qu’il ne faut pas les regarder de loin, du coin de l’œil, car ils nous parlent aussi d’un certain contexte, d’un rapport au temps, d’un ressenti d’enfants. Ces dessins sont aussi pour nous, aujourd’hui, une belle manière de nous réapprendre à regarder le monde. Je vous remercie.

 

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Soirée animée par Richard Schittly, journaliste, avec la participation de Beate et Serge Klarsfeld, défenseurs de la cause des déportés juifs en France, Dominique Vidaud, directeur de la Maison d’Izieu, Simon Pintel, vice-président de la Maison d’Izieu, Stéphanie Boissard, responsable de la recherche, de la documentation et des archives de la Maison d’Izieu, Loïc le Bail, conservateur en chef au département des Estampes et de la photographie de la BnF, et François Bernard, directeur des productions du studio Parmi les lucioles. Lectures par Pauline Jambet, comédienne.

 

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Crédits : dessins de Max Tetelbaum, BnF, Estampes et photographie, collection de Sabine Zlatin (g.) et illustrations de A.P. tirées du roman Jacques le poucet et Klapp la cigogne au pays de Françoise (d.).